Dénigrement : La Cour d’appel de Paris soutient Signal-Arnaques et la liberté d’expression

« Il y a quelque chose de pourri au royaume des avis en ligne ». Ce petit détournement des célèbres mots de Shakespeare résumait, à lui seul, la situation dans laquelle les plateformes permettant aux consommateurs d’exprimer leurs critiques étaient empêtrées depuis quelque temps. A la base du problème, la notion de « dénigrement » qui a progressivement été détournée de son périmètre initial pour brider de plus en plus la liberté de critique des consommateurs. Mais, ça, c’était avant ! En effet, la cour d’appel de Paris semble vouloir recadrer les abus suite à un arrêt décisif. On vous explique !

Le « dénigrement » : Une notion juridique largement exploitée dans le cadre de procédures-bâillons

Avant d’aborder l’article, il est essentiel de comprendre la notion juridique de « dénigrement ». En effet, comme nous allons le voir, ce concept français initié au cours du XXème siècle est devenu petit à petit préjudiciable pour la liberté d’expression sur internet. Notamment avec l’arrivée des réseaux sociaux et des grandes plateformes…

Un concept qui s’est construit au gré des jurisprudences

À ses débuts, le dénigrement visait à punir la concurrence déloyale. Ainsi, des professionnels ne pouvaient pas critiquer « abusivement » leurs concurrents locaux.

Mais avec le temps, les paramètres ont changé :

  • La notion de secteur géographique « proche » n’est plus prise en compte. Par exemple, un boulanger du nord de la France ne devait plus critiquer publiquement un boulanger de Marseille.
  • La notion d’activité « similaire » a également disparue. Un plâtrier de Chaumont ne devait plus critiquer publiquement un charcutier de Strasbourg.
  • L’exception de vérité a été mise au placard ! En effet, le dénigrement peut s’appliquer, même lorsque les propos sont véridiques et vérifiables

A ce point, la liberté d’expression était de plus en plus mise à mal mais il était possible d’aller encore plus loin : plus besoin que les propos soient tenus par des professionnels !

On se retrouve ainsi dans une situation un peu cocasse… des propos de consommateurs particuliers peuvent être reconnus dénigrants par les tribunaux 😲

Un danger pour la liberté d’expression sur les plateformes…

Dans les années 2000, internet a connu un essor important, notamment avec l’arrivée de ce que l’on nomme le Web 2.0 : l’arrivée massive de sites internet dédiés aux interactions sociales comme les réseaux sociaux, les forums et même les sites d’avis en ligne.

Les « procédures-bâillons » se sont alors multipliées pour faire taire les diverses critiques de consommateurs en utilisant le concept de « dénigrement« . De très nombreuses plateformes ont été ciblées à ce titre : TrustPilot, Google Business, TripAdvisor, Signal-Arnaques…

… et un casse-tête pour certains tribunaux

Le dénigrement est un donc sujet complexe qui comporte une particularité étonnante : la loi française ne le définit pas… Oui, vous avez bien lu : aucun texte législatif ne décrit ce qu’est le dénigrement et ce qu’en sont les limites. C’est, comme on l’a vu plus haut, une pure construction de la jurisprudence qui s’est affinée au cours du temps.

A contrario, la notion de diffamation est elle parfaitement définie et encadrée par la loi sur la liberté de la presse de 1881. Etrangement, ce n’est jamais sur ce concept légal très clair que nos adversaires nous attaquent…

Pourquoi ? Parce que ce flou relatif permet des interprétations très diverses, qui dans certains cas peuvent leur bénéficier. Et à en juger par quelques décisions contrastées, c’était jusque là plutôt un bon calcul de leur part.

Signal-Arnaques et le dénigrement dans les commentaires

Maintenant que nous avons posé « les bases », intéressons-nous à cette histoire de dénigrement dans l’univers de Signal-Arnaques.

Une vaste expérience judiciaire

En tant que plateforme communautaire de signalements, Signal-Arnaques héberge de nombreux commentaires ou avis négatifs à l’encontre de nombreux sites internet ou autres produits.

Pour cette raison, il est courant que la plateforme soit la cible de professionnels qui cherchent à faire supprimer des contenus.

Quand les demandes sont conformes à la loi, nous y donnons souvent une suite favorable. Vous pourrez d’ailleurs le constater de vous-même sur le site LegalNuke où nous rendons nos décisions de manière transparente.

Mais parfois, ça se passe différemment et on rejoint l’équipe de TrustPilot et cie : nous nous retrouvons assignés devant les tribunaux pour des propos tenus par des internautes. L’angle d’attaque juridique est toujours le même : la présence de termes estimés dénigrants dans des commentaires.

Des jugements qui divergent de manière spectaculaire…

Les affaires de liberté d’expression sur les plateformes sont complexes : elles mélangent de nombreuses notions de droits et de jurisprudences souvent récentes (notamment de CJUE). Si vous ajoutez à cela, le flou du concept de dénigrement, l’inévitable finit par se produire : des jugements contradictoires pour des affaires similaires…

2 affaires identiques, 2 jugements différents et une roulette russe

Le meilleur exemple que nous ayons suite à nos expériences est celui-ci : le cas Kiosknotice et Eoservices. Il s’agit de deux affaires similaires qui ont donné lieu à 2 décisions strictement opposées.

En image, voici ce que ça donne :

Nom de l’AffaireAffaire TUTS (2021)Affaire EOSERVICES (2022)
SociétéTUTS (société bulgare)EOSERVICES (société anglaise)
Site InternetKiosknotice.comStartdoc.fr
Activité / Modèle CommercialVente de documents puis abonnement mensuelVente de documents puis abonnement mensuel
Tribunal Concerné / JugeTribunal de commerce de ParisTribunal de commerce de Paris
Termes ContestésSurtout n’allez pas sur ce site, c’est une arnaque!!!
C’est une arnaque à l’abonnement « caché »
J’ai été victime de la même arnaque
j’ai vécu la même escroquerie
C’est un vrai scandale
Je me suis fait arnaquer
Arnaque ! … A fuir !
Les margoulins qui vous piègent
Pure arnaque à l’abonnement caché
Issue du JugementDemande rejetéeDemande accueillie + condamnation
Arguments Principaux du Juge« Nous relevons en outre que ces propos sont énoncés avec mesure, cette condition devant s’apprécier avec une certaine tolérance, s’agissant de consommateurs insatisfaits.« 

« Nous relevons cependant que les propos litigieux se rapportent manifestement à un sujet
d’intérêt général
relatif à de possibles abonnements souscrits par des consommateurs sans réelle volonté de leur part, et potentiellement au mépris de la législation applicable ; que la mise en garde des internautes est un sujet légitime. »

« Nous retenons que TUTS échoue à démontrer le trouble manifestement illicite. »
« l’ensemble des propos ci-dessus rapportés vise clairement les services d’Éoservices,
ils sont clairement divulgués au public, et ils sont incontestablement dénigrants« 

« or il est constant que les commentaires dénigrant relevés plus haut sont illicites, et qu’Heretic pour l’essentiel ne les ayant pas promptement retirés, sa responsabilité se trouve donc engagée de ce fait »
Source du Jugement (PDF)Jugement TUTS (Kiosknotice)Jugement EOServices (Startdoc)

La société APE et la cour d’appel à la rescousse

Cela faisait longtemps que notre sort juridique reposait sur cette incertitude et pour tout dire, c’était assez désagréable à vivre. Savoir qu’on peut être indemnisé à hauteur de 2 000 € ou devoir au contraire en verser 35 000 pour des faits pour ainsi dire identiques, ça n’aide vraiment pas à bien dormir. Mais, une fois n’est pas coutume, la solution est venue de nos adversaires !

Un beau jour de 2022 : Décision du tribunal judiciaire de Paris

Fin 2022, une société nommée APE assigne Signal-Arnaques pour dénigrement devant le tribunal judiciaire de Paris. On ne va pas refaire l’histoire et encore moins parler de la société APE. Dans cette affaire, elle a perdu son procès qui est détaillé ici.

Le dénigrement allégué ne dépassant pas les limites admissibles de la liberté d’expression, il n’y a donc pas lieu d’ordonner de mesures de retrait, qu’il s’agisse des discussions dans leur entièreté ou même de l’emploi de certains termes par les internautes

Cour d’appel de Paris, 7 Septembre 2023, 23/00540

2023 : La cour d’appel de Paris donne son avis

Ayant perdu en première instance, la société APE décide de porter l’affaire en appel. Il s’agit là d’une opportunité inespérée qui nous permettrait peut-être d’obtenir la position de l’une des plus importantes institution judiciaire française sur ce type d’affaire.

Et le verdict est tombé le 7 septembre 2023. Elle a statué en confirmant le jugement de première instance mais, surtout, elle a apporté de nouveaux arguments :

  • Le sujet est, sans difficulté, d’intérêt général
  • Que les propos utilisés (Arnaque, Méthode déloyale, pratiques frauduleuses, gangster…) sont effectivement empreints d’une certaine virulence. Malgré tout, ils n’apparaissent pas dépasser la libre critique et les limites admissibles de la liberté d’expression
  • Que l’intention de l’internaute est importante : si l’internaute cherche à aviser d’autres personnes, il est nécessaire de relativiser ses écrits.
  • Que la société aurait dû utiliser les moyens de communication de Signal-Arnaques pour répondre aux critiques

Voici le jugement en PDF si vous souhaitez creuser le sujet.

Conclusions

Il s’agit d’une décision capitale pour la liberté d’expression sur internet. Elle remet clairement l’église au milieu du village en prenant en compte le contexte d’internautes désappointés pour évaluer le concept de dénigrement.

Avec cette décision, la Cour d’appel rapproche en réalité la façon de juger les affaires de dénigrement de celles des affaires de diffamation, et c’est plutôt une bonne nouvelle. A la clef : moins d’incertitudes juridiques, plus de liberté d’expression et une meilleure défense des consommateurs !

1 réponse

  1. Michel Mauvoisin dit :

    Felicitations pour cette décision et pour votre prise de position à l’encontre de « maladresses » de la part de certains sites internet, peut-être bien intentionnés, d’après ce qu’ils disent, mais qui ont du mal à reconnaître leurs torts, leurs erreurs et leurs arnaques !
    Il est fort dommage que vous ne soyez pas assez connu.
    il est fort dommage qu’il n’y ait pas beaucoup de sites comme le votre.
    MERCI !

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