Signal Arnaques, la justice et la défense du consommateur
Le 21 septembre 2022, le Tribunal de commerce de Paris a condamné Signal Arnaques à verser 35 000 euros à la société Eoservices pour des propos tenus par des internautes s’estimant abusés. A l’heure où les droits des consommateurs sont de plus en plus bafoués, nous pensons que cette décision pose de sérieux problèmes pour leur défense. Voici les faits et notre analyse.
Signal Arnaques et les procédures judiciaires
La raison d’être de Signal Arnaques est d’alerter les internautes face aux escrocs qu’ils peuvent rencontrer en ligne. Alors forcément, les gens qui voient leur petit business ainsi perturbé ne sont pas contents. Ils essaient donc de s’en prendre à nous par différents moyens… et ils n’en manquent pas ! Des attaques informatiques, des menaces (parfois de mort !), des calomnies en tout genre et des procédures judiciaires.
Il faut dire que les sociétés qui en viennent jusque-là ont souvent des moyens considérables et face auxquels, Heretic SAS, la société qui édite Signal Arnaques, fait figure de petit poucet. Il serait évidemment plus simple pour nous de supprimer purement et simplement tous les propos dont on nous demande la suppression sans réfléchir, mais ce serait aller à l’encontre notre mission de défense des internautes. Nous avons donc, depuis que le site existe, choisi d’assumer et d’aller en justice si nécessaire à de multiples reprises.
Une fois au tribunal, les choses peuvent parfois tourner en notre faveur, parfois en notre défaveur.
Malgré tout, il y a une constante : dans aussi bien nos victoires que dans nos défaites judiciaires, la justice ne nous a jamais reproché de diffamer ou de répandre de fausses informations. En effet, les condamnations que nous avons subies jusqu’à présent reposent sur des problèmes de droit souvent contradictoires. Celle que nous évoquons ici en est un exemple frappant 😅.
Des abonnements pas toujours clairs
Tout commence par quelques signalements faits par plusieurs contributeurs de Signal Arnaques. Ils témoignent avoir été abonnés “à leur insu” à un service de documentation en ligne : Startdoc.
Marc Rees du journal “l’Informé” résume bien les choses dans son article sur l’affaire :
À l’origine de l’affaire, on trouve donc des avis courroucés d’internautes concernant les services commerciaux de Lettre-officielle.com et Startdoc.fr. Sur ces sites, après s’être délestés d’un petit euro pour un test de 48 heures, les clients sont engagés à hauteur de 39 euros par mois avec tacite reconduction, sauf résiliation. Une offre visiblement pas toujours bien comprise par certains consommateurs, qui n’ont pas hésité à le dire assez vertement sur Signal-Arnaques.
Marc Rees, L’informé
Signal Arnaques dénonce depuis longtemps le problème de ces services auxquels les clients ne sont pas conscients d’être abonnés. Outre les nombreux signalements existants à ce sujet, nous écrivons régulièrement sur ces méthodes que nous estimons souvent déloyales pour les consommateurs. Nous avons ainsi retracé les problèmes liés à des services de conversion de fichier PDF, des lettres-types, des cartes-cadeaux ou encore des offres de réduction.
Certaines de ces dénonciations nous ont d’ailleurs déjà valu plusieurs procès : parfois gagnés, parfois perdus…
Dans le cas de Startdoc, la société Eoservices nous a écrit à plusieurs reprises pour faire supprimer différents signalements la concernant. Selon elle les propos tenus à son encontre étaient “injurieux” et “diffamatoires”. Nous avions alors refusé car nous avions estimé que les termes évoqués dans ces courriers n’étaient apparemment pas illicites. Par ailleurs, le formalisme de demande de retrait n’était pas conforme à la loi et nous ne nous donnait pas tous les éléments qui nous auraient permis de trancher en faveur de ces demandes.
En résumé, ce qu’on nous demandait de supprimer, n’était selon nous que le reflet de l’expression des consommateurs sur leurs expériences… et notamment de leur désarroi !
Les raisons de la condamnation ? Ni l’injure, ni la diffamation…
Comme évoqué précédemment, dans ses courriers, Eoservices parlait essentiellement de diffamation. Pourtant, au moment de nous assigner au tribunal, voilà qu’elle en vient à nous reprocher “du dénigrement”.
La différence est subtile, mais en droit français, elle change beaucoup de choses ! La diffamation relève du droit de la presse. La loi du 29 juillet 1881 l’encadre strictement et permet d’arbitrer entre le respect des personnes (et des entreprises) et la liberté d’expression.
Le dénigrement lui, n’existe pas en tant que tel dans la loi française, mais s’est constitué peu à peu à coup de jurisprudence au fil des années. Ses contours sont donc plus flous : un flou que ne manquent pas d’exploiter nos adversaires sur le terrain judiciaire !
La loi de Confiance dans l’Economie Numérique
Comme nous n’étions par les auteurs des propos litigieux, Eoservices nous attaquaient en tant qu’hébergeur de ceux-ci. La “Loi de Confiance dans l’Economie Numérique” (LCEN) dit dans ce cas que notre responsabilité ne peut être engagée que si…
- Nous en avions connaissance.
- Les propos en question sont “manifestement illicites”.
Pour trancher le fait que nous ayons connaissance ou non de propos “manifestement illicites”, la LCEN décrit un formalisme précis de demande de retrait de contenu. Si ce formalisme n’est pas respecté, l’hébergeur ne peut pas être considéré comme responsable. Un arrêt de la cour de cassation concernant Dailymotion l’avait même clairement précisé.
la notification délivrée au visa de la loi du 21 juin 2004 (c.a.d la LCEN) doit comporter l’ensemble des mentions prescrites par ce texte ; […] qu’aucun manquement à l’obligation de promptitude à retirer le contenu illicite ou à en interdire l’accès ne pouvait être reproché à la société Dailymotion.
Arrêt de la cour de Cassation 09-67.896
Vous souhaitez en savoir plus ? Je vous invite à lire le bel article de l’avocat Anthony BEM sur le sujet. J’en apprécie particulièrement un passage :
Le verdict du tribunal de commerce nous a donc surpris a plus d’un titre ! Il explique par exemple qu’il ” ne s’attardera pas sur le formalisme de la notification LCEN “, alors qu’on l’a vu, c’est une condition fondamentale. Encore plus surprenant, il nous condamne pour 17 commentaires précis. Or parmi ceux-ci, la plupart n’étaient pas ou plus en ligne au moment de l’assignation ! Mais le plus inquiétant n’est pas là…
Le problème pour les consommateurs
Penchons nous donc sur les commentaires dont le tribunal a estimé qu’ils étaient “manifestement illicites”.
En voici un florilège : ” ils apparaissent masqués, c’est un vrai scandale “, ” je me suis fait arnaquer “, ” pure arnaque à l’abonnement caché “. Quand des gens se retrouvent prélevés de plusieurs dizaines d’euros par mois alors qu’ils pensaient n’en dépenser que 2, on peut comprendre qu’ils soient en colère. Etrangement, sur une affaire similaire, pour des propos semblables (” c’est une arnaque à l’abonnement caché “, ” J’ai été victime de la même arnaque “), le tribunal avait considéré qu’il n’y avait rien d’illicite !
Il avait alors motivé sa décision de la façon suivante :
Nous relevons en outre que ces propos sont énoncés avec mesure, cette condition devant s’apprécier avec une certaine tolérance, s’agissant de consommateurs insatisfaits. […] les propos litigieux se rapportent manifestement à un sujet d’intérêt général relatif à de possibles abonnements souscrits par des consommateurs sans réelle volonté de leur part, et potentiellement au mépris de la législation applicable ; que la mise en garde des internautes est un sujet légitime.
Affaire Signal Arnaques / Kiosknotice, décision du tribunal de commerce de Paris
Des décisions aussi contradictoires (propos jugés “licites” dans un cas et “manifestement illicites” dans l’autre) nous laissent assez dubitatifs ! Comment procéder à une modération conforme au droit français quand certains juges nous disent que tout va bien et d’autres que la loi est violée de manière évidente pour des faits quasiment identiques ? 😣
Des répercussions pour la liberté d’expression
Cette incertitude a pour la liberté d’expressions deux conséquences directes qui nous paraissent particulièrement graves.
- Elle va encourager les procédures-bâillons de la part de sociétés mises en cause par des lanceurs d’alerte.
- Elle va pousser les plateformes à supprimer de nombreux contenus parfaitement légaux de peur d’actions juridiques à l’issue incertaine.
De plus, étant donnée la difficulté à trancher un tel cas, on aurait pu s’attendre à ce que le tribunal fasse preuve de mesure dans sa condamnation.
C’est tout le contraire qui s’est produit : nous sommes condamnés à 25 000 € de “préjudice moral”… Pour info, c’est ce que les tribunaux attribuent couramment aux parents pour la perte d’un enfant ! A cela, s’ajoutent 10 000€ “d’article 700” pour couvrir les frais d’avocats de la partie adverse.
Inutile de dire que de tels montants auraient suffi à faire fermer de très nombreux sites…
Au final, on pourrait comprendre une telle condamnation de la façon suivante : “modérez tout ce que vous demandent les sociétés qui vous écrivent, sinon la sanction sera lourde“. Evidemment, appliquer une telle politique serait un recul invraisemblable pour les consommateurs qui utilisent Signal Arnaques pour se protéger depuis de longues années… mais ne pas le faire pourrait nous mettre en péril !
Alors, quelle est la solution ?
Qu’allons-nous faire maintenant ?
Nous aurions pu négocier avec Eoservices pour éviter de payer une partie de cette sanction. Nous aurions également pu choisir d’en rester là pour éviter des frais de justice supplémentaires. Mais nous estimons que nous devons résister aux intimidations judiciaires et aux procédures-bâillons ! Les consommateurs français méritent d’être protégés… et après tout, la liberté d’expression ne s’use que si l’on ne s’en sert pas !
Nous avons donc décidé de faire appel de ce jugement.
Au delà, de cette affaire, nous souhaitons lutter contre les procédures-bâillons de manière générale. Comme de très nombreux journalistes, nous avons été effarés de constater les récentes dérives en la matière. Ainsi, dans une récente décision, le site reflets.info a été condamné à ne plus écrire sur Patrick Drahi et Altice. Pour quelle faute ? Aucune selon le tribunal de commerce de Nanterre, mais il craint que de futurs articles à ce sujet puissent violer la loi. Oui, vous avez bien lu ! Une condamnation préventive… plus fort que Minority Report 😂
Aujourd’hui encore, c’est une censure préalable sans procédure contradictoire que vient de subir Mediapart sur l’une de ses enquêtes… retour en plein ancien régime !
Pour protéger la liberté d’expression des consommateurs, des journalistes et des lanceurs d’alerte contre ces procédures, nous avons donc décidé de créer “l’Association de Lutte contre les Procédures Bâillons”. Cette association loi 1901 va ainsi mettre en place différentes actions de soutien envers les victimes de ces pratiques. Parallèlement, elle permettra de faire pression pour rendre la loi plus protectrice de la liberté d’expression contre les entreprises qui tentent de les faire taire.
Aidez-nous dans notre combat
Pour le moment, l’association n’est pas encore tout à fait prête mais ça ne saurait tarder. Nous communiquerons en temps voulu plus largement sur le sujet.
En attendant et si vous souhaitez soutenir Signal Arnaques dans son combat, vous pouvez nous aider de plusieurs manières :
- En relayant cet article et faire connaître le problème autour de vous.
- En souscrivant à notre abonnement premium (2€/mois sans engagement) pour nous donner un coup de pouce financier.
- En continuant à réaliser des signalements d’arnaques dès que vous en voyez !
Merci d’avance pour votre soutien !
Je bricole des choses sur le web depuis la création de ma première société en 2004. Je fais partie de l’aventure Signal Arnaques (mais aussi Scamdoc et Scampredictor) depuis ses débuts, en particulier pour m’occuper des aspects techniques.
force à vous signal arnaques ! on a besoin de vous !!!!!
bonjour je lisais tous les commentaires à la suite de votre article, c’est super ! j’ai également lu tout votre article (condamné à 35.000e !) Oui c’est vrai, la justice est vraiment “bizarre”. Pot de terre contre pot de fer (combien de fois n’ai-je entendu cela, lorsque je réclamais…mon bon droit) VOUS ne baissez pas les bras, c’est MAGNIFIQUE….je me suis fait arnaquée en sept 2021…je suis toujours en train d’essayer d’éclaircir…gendarmerie, etc. Je n’arrive pas à grand chose. Peut-être pourrai-je aussi vous contacter ? 76ans, handicapée ….Merci à vous
Il est vrai que dans le contexte des propos injurieux peuvent poser problèmes .
Signal arnaques peut devenir un défouloir pour les personnes dupées et l’ont peut comprendre leur colère .
Ne pouvez vous pas mettre en place un algorithme qui pourrait flouter les mots injurieux ?
J’ai découvert ce système sur plusieurs sites de signalements pour les appels téléphonique frauduleux .
Après pour des propos diffamatoires ça sera difficile à mettre en place .
Bonjour et merci pour tout ce que vous faites pour nous. C’est indispensable au jour d’aujourd’hui d’être avertis des arnaques. C’est bien la France pour condamner une société qui nous aide. Ceux qui sont de l’autre côté n’ont pas autant de problèmes. Prône t’on la malhonnêteté en France ? On se demande de plus en plus !!! Ou est la vraie justice ????
Bonjour et merci pour tout ce que vous faites pour nous. C’est indispensable au jour d’aujourd’hui d’être avertis des arnaques. C’est bien la France pour condamner une société qui nous aide. Ceux qui sont de l’autre côté n’ont pas autant de problèmes. Prône t’on la malhonnêteté en France ? On se demande de plus en plus !!! Ou est la vraie justice ????
Professionnel de l’informatique depuis très longtemps, et de surcroît attentionné et de nature méfiante, j’ai la chance de n’avoir jamais été victime d’aucune arnaque : de ce fait, à titre personnel, je ne m’en sens nullement menacé. Cependant je viens de souscrire à votre abonnement premium, non pas pour m’aider à les éviter, mais pour vous soutenir.
Je partage nombre des préoccupations actuelles en matière d’écologie, de climat, de bien-être animal, de scandales industriels, de corruption, de déni de démocratie… (la liste complète serait longue)
Mais à mon sens, une cause mérite en ce moment d’être soutenue en priorité : celle, pour employer une formule généraliste, des lanceurs d’alerte (dont vous êtes).
Parce qu’à elle seule elle cristallise la capacité à lutter pour toutes les autres : si les lanceurs d’alerte sont baillonnés, aucune d’entre elles ne peut être suffisamment médiatisée pour susciter l’attention du public.
Evidemment, je vous souhaite tout le succès possible lors de votre appel.
Bonne nouvelle au passage : depuis la parution de votre article, le nouveau jugement dont vient de bénéficier Mediapart, faisant table rase de la censure qui lui avait été imposée par une première décision.
C’est encourageant…
Merci pour votre soutien Fred !
J’ai le même profil que CFred qui a publié un message le 04/2022.
Moi aussi ancien informaticien plutôt vigilant, mêmes préoccupations, mêmes centres d’intérêt, mêmes analyses sociétales.
CFred doit être mon frère jumeau que je ne connaissais pas 😉 !
Donc tout comme lui, et pour parfaire la ressemblance, je vais souscrire un abonnement pour soutenir le site Signal Arnaques.
Cela nous touche beaucoup, merci !